Sacrip'Anne

« Oui, je sais très bien, depuis longtemps, que j’ai un cœur déraisonnable, mais, de le savoir, ça ne m’arrête pas du tout. » (Colette)

mercredi 27 mars 2024

Des gens qui se suivent et ne se ressemblent pas

Je suis sortie du bureau hier soir avec trois quarts d'heure à tuer, avant de retrouver ma compagne pour la soirée. J'avais déjà copieusement arpenté Paris sous la pluie, depuis le matin, j'ai donc fait le choix de la facilité et filé au Starbucks de Saint-Lazare avec une envie de cappuccino, de musique dans les oreilles, de bouquin à la main, le long de la fenêtre qui donne sur la rue d'Amsterdam. A 30 pas de mon but, je me fais alpaguer par une dame qui me demande de l'argent pour acheter des laitages à ses sept enfants qu'elle élève seule.

Je lui réponds que je n'ai pas de monnaie, elle me demande (sur un ton qui ne laisse pas énormément de place au refus) de lui offrir un chocolat. Je considère une seconde la situation, me dis que, ouais, la vie a été plus drôle qu'en ce moment, pour moi; mais pour elle, ça doit être pire. Parce que même si tout ce qu'elle va me raconter est plus ou moins vrai (ou plus ou moins faux), ce qui l'amène à venir chercher le contact dans une gare bondée, c'est probablement quelque chose qui fait de sa vie un chemin plus dur que le mien. Ou qu'elle a un sens du challenge hors du commun, ce qui ça mérite d'être félicité. Et merde, en ce moment, en tout cas, je peux encore offrir un chocolat, fût il au prix honteux que Starbucks pratique, donc je l'embarque. Elle me dit qu'elle va le boire avec moi, ma fibre anti sociale se hérisse et je lui propose de transiger : on bavarde dans la (longue) file d'attente, mais après ça j'ai besoin d'un moment seule. On a à peine fait un pas dans la queue elle me raconte qu'elle n'a pas mangé depuis je ne sais combien de temps car elle a un cancer. Que sa petite a des problèmes, il faut l'emmener chez l'orthophoniste, que la grande a des problèmes, il faut l'emmener chez l'ophtalmo. Et en fait c'est pas un cancer, qu'elle a, c'est deux dont un féroce qui lui donne des embolies pulmonaires et les traitements ça lui donne des plaques. Ça la gratte, ça lui fait des cicatrices énormes, et de là, elle me montre son bras, effectivement barré d'une énorme cicatrice, mais probablement pas due à du grattage (ou alors elle a des pattes de grizzly). Et je vous vois, entre incrédulité et hilarité, je ne suis pas complètement dupe, je la trouve super pimpante (dans un style relatif) et vive pour quelqu'un qui était en chimio ce matin et occupée à vomir le reste de la journée. Mais hey. Je joue cœur, toujours, même si ça me met parfois dans des situations improbables.

Dans ma tête, ma voix intérieure ricane : ma fille, tu es la victime parfaite du "Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens", l'ouvrage culte de mon amie Kozlika ! Et je m'en fous. Dans le doute, ça ne coûte rien d'envoyer un peu de gentillesse dans le karma. J'ai posé ma limite : celle d'un chocolat (bien évidemment elle choisit la version signature avec la chantilly, du coulis au chocolat, le Père Noël en string à paillettes qui clignote posé dessus et que sais-je encore [1] pour vous faire payer l'air au prix de l'or. On récupère nos boissons et elle part.

Je m'affale dans le fauteuil. Je mets de la musique dans mon casque, je sors ma liseuse. Rien à faire, je n'arrive pas à lire. Malgré Vialatte. J'ai déjà le cerveau qui pose des phrases pour raconter ce moment. Je suis crevée, j'ai peur d'oublier, je n'ai ni mon PC, ni de quoi écrire alors je raconte la scène au dictaphone de mon téléphone (pour découvrir ce matin que le bruit de fond du café couvre l'essentiel de ce que je raconte). Je souris en pensant à celui ce que je vais voir ce soir soir et qui se foutrait de moi dans un éclat de rire sonore si je lui racontais ce moment (je pense qu'il me trouve parfaitement naïve et bourgeoise, limite dame patronnesse à côté de la plaque, dans ces moments, et il a peut-être raison, mais, pas folle la guêpe, on s'est parlé de plein d'autres choses, pas de ça !)

Je souris en pensant à celui dont je sais pas s'il se moquerait un peu ou s'il dirait un truc super gentil ou un mélange des deux, si je lui racontais ce moment. Ça serait surprenant et l'occasion d'un sourire ou d'un rire, très probablement.

Je suis dans un état un peu bizarre. La vie trouve un chemin vers les mots, les mots peinent à restituer la vie, je suis à la fois de bonne humeur, et simultanément un peu triste que, parfois, le seul truc qu'on a à faire, c'est la manche à Saint-Lazare en espérant qu'une personne sur je ne sais combien s'arrête et écoute dix minutes avant que le grand flot ne reprenne le dessus.

Quand je suis sortie, elle n'était pas en vue. J'ai fait jonction avec celle qui a joyeusement accompagné ma soirée (chouette, une nouvelle copine !). Je me souviendrai longtemps de son air émerveillé quand celui qu'on allait voir a traversé la rue et qu'on s'est salués joyeusement. On a bravé les bourgeois du 16e, passé un très bon moment, plein de livres, de gens qui les écrivent, d'une qui les édite, d'une traductrice virtuose, de gens qui lisent et de chiens. Entre la discussion libraire/auteurs et ce qui a suivi, j'ai découvert avec joie que mon amie Gilda était là aussi et que la balle du "Quand est-ce qu'on se voit ?" avait diablement bien été saisie au bond. Mon dîner a consisté en une Guinness partagée avec cette joyeuse bande.

Ce matin, je me suis traînée un peu, pour arriver au bureau où je ne vais pas, habituellement, le mercredi. Epuisée, les jambes pleines de presque dix kilomètres d'arpentage d'hier. Mais bon, encore une irlandaise au programme ce soir. Je vais me maudire demain, avec cet enfoiré d'Hashimoto, sa grosse fatigue et les insomnies pour pimenter encore un peu la relation. Je vais probablement passer une grande partie de la fin de semaine roulée comme un nem dans ma couette en gémissant sur ma faible capacité à faire des choix de vie raisonnables. Mais non, je ne peux rien regretter de ces moments. C'était trop bon. Ca sera trop bon.

Note

[1] Au cas où l'un d'entre vous rêve de cet élément de décoration, je l'ai inventé de toute pièce, mais la chantilly et le chocolat sont véridiques

jeudi 21 mars 2024

Le film dans ta tête

Alors voilà, cette fois je ne me ferai pas voler ma vie, quitte à tomber de fatigue, que ça soit en faisant des choses qui me plaisent plutôt qu'à déprimer au fond de mon lit. Mon cerveau a pigé qu'il avait l'autorisation d'être erratique, en ce moment, c'est le grand nimp', les ascenseurs émotionnels, les bugs de fatigue. Mais on en rira un jour (pas trop lointain, si possible).

Or donc nous voilà en terrasse avec deux collègues à boire un verre en regardant les badauds béer et le soleil passer de l'autre côté de la rue Saint-Lazare, puis à nous saluer gaiement. Je prends par accident une photo incroyable que je ne peux publier nulle part car le type qui s'est incrusté dans le cadre n'est probablement pas d'accord. Mais j'adore cette photo. Demande-moi la prochaine fois qu'on se voit.

Prince chante "Purple rain" dans mes oreilles, j'ai ma tenue préférée de toute l'année (une robe noire ample et droite en coton qui me tombe sur les chevilles, mon vieux blouson en jean plein de badges, des baskets confortables), je savoure l'air sur mes jambes et le plaisir de marcher au rythme de sa royale Badness.

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Et là dans ta tête tu es la coolitude. Tu sens ta démarche souple épouser la batterie, bien dans tes fringes, bien dans ton make-up , d'ailleurs il t'a valu des compliments de l'alternante graphiste ET de ton aîné, bien dans tes baskets bigarrées. Ton livre du moment t'attend, tu le retrouveras dans quelques minutes dans la poche de ce sac d'un framboise vibrant. Tu es dans ta bulle, tu fusionnes avec la musique et avec la lumière de fin de journée sur les bâtiments haussmanniens. Tu es bien, ça ne durera peut-être quelques minutes mais là, à cet instant précis, tu n'es ni entravée par la fatigue ni par une tristesse plus ou moins passagère. Juste bien. Tu dégages autant de lumière que la scène finale de "Perfect Days"

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Les passants qui passent, si jamais ils remarquent quoi que ce soient tant les gens ne voient : rien[1], auront peut-être l'impression d'une petite grosse dame entre deux âges qui se dandine, l'air un peu ailleurs, elle a tellement une tête à daronner tout le monde que c'est à elle qu'on demande un kleenex dans la rue, ou la direction qu'on cherche en vain.

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La vérité est ailleurs.

Note

[1] D'ailleurs, les marcheurs dans les foules denses, ça ne va pas du tout. Pour avancer : visez les trous dans la foule. L'endroit où il n'y a pas déjà des gens. Et surveillez avec les deux trucs ronds posés au dessus de votre nez, sur votre visage, que les trous ne se sont pas remplis avant d'avancer.

mercredi 20 mars 2024

Bribes de ce qui rend une journée supportable

Objectivement, hier c'était une journée de merde. En réunion du matin au soir, déjà. Pas toujours avec les manchots qui glissent le plus loin sur la banquise, en plus. Je déteste ça. Réveillée depuis 4 heures du matin, j'avais atteint les limites de ma patience vers 9h32 environ. Et puis finalement, Cougarillon m'ayant piqué ma place dans la salle pendant que je présentais un truc, j'ai déménagé près d'autres voisines, l'air s'en est trouvé allégé et je me suis mise à collectionner des bribes de jolies choses pour ne pas laisser les contrariétés de la vie réelle m'entraîner dans leur spirale de l'enfer.

Le café dans le soleil du matin, déjà. Dans peu de jours, on fêtera notre anniversaire d'emménagement. Mon téléphone est empli de photos toutes semblables mais jamais identiques. Trouver la vue du matin (souvent vers l'est, car, comme vous le savez, c'est là que le soleil point et que la lumière est dingue à cette heure matinale, mais dans mes grands jours, j'immortalise le tour complet). Souvent en poster une sur les rézosocio parce que la beauté, ça se partage, sinon ça ne sert à rien. Presque toujours en envoyer à de rares favoris, en forme de "bonjour, je te pense, là, tout de suite".

Des nouvelles de mon ancienne alternante, désormais en CDI, qui nous a fait une énorme frayeur et qui, finalement, n'a rien de grave. Ouf. Une réunion qui finit à l'heure, on avait pas vu ça chez nous depuis l'assassinat de Jules César, environ. Un déjeuner sur le toit, deuxième de l'année. J'ai rosi, paraît-il. Toute le monde n'a pas la chance de bronzer en tranche napolitaine sans jamais arriver au chocolat, que voulez-vous. #OuitièmeBelge

Une réunion pour un projet plein de bonnes idées mais dont la mise en place est claquée au sol. Sauf que le mec qui a lancé l'idée est tellement positif, plein d'envies et ok pour simplifier tout ce qui peut l'être que... finalement, ça fait du bien au baromètre professionnel de passer une heure avec lui, dites donc. On a même réussi à ne pas dire du mal de...

Mes collègues, leurs rires, leur drôlerie, notre complicité, l'amitié qui s'est fabriquée derrière notre proximité professionnelle. Les consolations à la jolie A. qui s'inquiète pour son grand bébé malade et à qui ça fait du bien, je crois, les hugs et les confidences croisées avec Cougarillon, jamais radin sur ces sujets, les malices de Garan "la choute", les rigolades à peines déguisées avec Elo pendant une réunion très sérieuse et nos babillages subséquents [1]. Je ne sais pas ce que nous deviendrons quand nos prochaines étapes pro nous auront éparpillés façon puzzle. Mais en ce moment, c'est là, et c'est de la bonne[2].

Un retour qui aurait dû être apocalyptique et qui a été moins pire. Ces moments où Saint-Lazare se transforme en épicentre du chaos, où on se piétine pour monter dans un train qui ne part pas, plein à craquer. Qu'une voix annonce que le train d'après est sur une autre voie (oui, ça fait beaucoup de voi). Où ma voisine se lève, pensant comme nous tous qu'on nous demande insidieusement de changer de train, m'escalade à moitié. Où je lui dis : "je vais y aller aussi, madame, juste, là, ça ne bouge pas, ça ne sert à rien". Et puis miracle, notre train démarre. Plein, avec dix minutes de retard, mais il démarre. A ma voisine rassise qui se plaint que c'est moche et qu'on est fatigués, je réponds que je suis presque sûre qu'ils ne le font pas exprès et qu'ils sont aussi embêtés que nous, elle me répond très malicieusement "vous croyez?". Eclats de rire. On en profite pour daronner le type d'en face dont les yeux pétillent de rire et de fièvre derrière son masque. J'adore ces micro liens impromptus qui se créent entre inconnus. Ca dure quelques secondes, quelques minutes au mieux, ça ne dit rien sur la compatibilité humaine que vous auriez avec la personne en question, mais on y fabrique des souvenirs et sourires qui durent parfois.

Toujours dans le train, éclats de rire à lire des chroniques d'Alexandre Vialatte. Ce type, il écrivait comme j'aime. Les fêlures profondes derrière l'esprit vif. De l'usage créatif du langage et de la pensée en veux tu, en voilà. C'est pratiquement contractuel dans ma famille paternelle d'aimer Vialatte pour des raisons de : Clermont-Ferrand (en plus de son mérite personnel). Mais même si je n'avais pas signé de mon sang, il aurait fait partie de ma liste des inévitables. C'est tellement saugrenu, bien écrit, vivant, drôle et pile au moment où tu ne t'y attends pas, un bout de phrase qui te crucifie d'exactitude. Il devrait y avoir plus d'hommes comme Alexandre Vialatte dans le monde. Ca rendrait la vie plus supportable. Excitante. Vibrante. Rage au cœur et rire aux lèvres, vous voyez l'ambiance. Notons bien que je n'ai pas dit qu'elle serait plus reposante, la vie. Mais au point où j'en suis...

Enfin, retour à la maison et les accueils enthousiastes du zoo : animaux, enfants. Les uns vraiment contents de me raconter leurs journées (les animaux), les autres plus inégaux dans ce domaine, mais tous pleins d'amour visible à l'œil nu. Je ne sais pas si on savoure jamais assez le fait de se savoir aimé(e) par nos enfants et bestioles. (Par d'autres aussi, mais ça devient vite plus compliqué).

Et puis, toute la journée, des pensées régulières pour ce truc bizarre qui vit dans un coin de ma jungle intérieure. Je surveille du coin de l'œil parce que ces machins, ils sont parfois du genre à pousser, grimper, s'accrocher aux murs, ruiner votre toiture et vous ravager l'âme au passage faute d'une attention suffisante. Mais pas là, ou pas encore. Alors je prends : la beauté de la contemplation de cette chose étrange qui fait du bien. Comme une plante qui n'aurait jamais dû se trouver là, même pas sûre que ça soit autorisé par l'académie de botanique. Il se trouve qu'elle s'est enracinée à ma surprise constamment renouvelée et a l'air parfaitement à son aise. Ca fait du bien à regarder, beaucoup, alors tant que ça va, ça va.

Notes

[1] ce n'est pas un gros mot, vous pouvez vérifier

[2] Il est temps de vous avouer que je me contrefous de l'usage qui recommande de ne pas mettre de virgule avant et. Je fais ce que je veux si je trouve que ça swingue mieux, un point c'est tout. D'ailleurs je mets aussi des Et après des points et balek.

dimanche 17 mars 2024

Hashimoto pas mon amour

Pendant 36 heures j'ai été dans une colère noire, une colère dirigée exclusivement contre moi.

C'est pas faute de connaître par cœur les signaux, bordel. Pas faute de dire à chaque personne qui me parlerait des mêmes symptômes d'aller faire vérifier sa thyroïde.

Bref. Mon japonais déconne.

Pas comme au pire des moments, mais assez pour que ça me casse les pieds.

Pour celles et ceux qui ne savent pas, il y a une double lecture des mesures dans les résultats du labo. Ce qui est dans les normes. Et ce que vous ressentez vous, qui est particulier à chaque patient. Il y a des gens avec le même papier du labo que moi qui se porteraient comme un charme, d'autres qui seraient déjà écrasés de fatigue. Ou pas très heureux porteurs ou porteuses d'un tout autre symptôme.

Moi, ça fait des semaines que je traîne une fatigue physique et mentale que je rationalise par le cours de ma vie qui n'est pas exactement un long fleuve tranquille. Les yeux qui piquent dès le matin, même en ayant dormi 8 heures, ce qui n'arrive quasi jamais mais hey, rêvons, les nuits complètement décalées. La semaine dernière je n'ai pas réussi à trouver l'énergie de me lever pour aller arroser les plantes vertes, putain, comment j'ai fait pour ne pas m'en douter ?

Ça fait des semaines et même plutôt des mois que j'aurais pu percuter, changer de dosage. Ça n'aurait pas tout réglé dans le bordel de ma vie mais ça aurait été ça de moins à traîner. Ou pousser.

Parce que j'ai toujours une ordonnance au cas où. Depuis dix ans. Depuis dix ans je sais ce que ça fait et je n'ai rien vu. D'où : colère.

Et puis la voix de mon amie Luce a résonné dans ma tête. Ça parlait d'arrêter de se bousculer, soi. De se faire violence. De se traiter avec douceur. Après tout, c'est fait. La colère ne sert plus à rien. Voilà. Dans quelques semaines ça sera réglé, je serai à nouveau juste fatiguée comme une adulte de mon âge avec un job à plein temps et des enfants à élever.

Alors, hier, j'ai pris mon aîné sous le bras, on est allés faire un truc qui me faisait envie depuis des décennies. Quelque chose qui a gravé en moi cette notion d'attention aux autres, de tendresse, d'amour inconditionnel (et un petit bout de mon socle musical) que je sais donner aux autres et qu'il faudrait peut-être qu'à l'occasion je tourne vers moi. J'en suis sortie heureuse d'avoir choisi ce qui me faisait envie à moi, malgré plein de freins plus ou moins légitimes.

On ne va pas se mentir, c'est pas la forme ultime. Mais je sais à quoi me tenir jusqu'à ce que ça aille mieux.

jeudi 14 mars 2024

Quand est-ce qu'on se voit ?

Je suis le fruit de parents extrêmement sociables et d'une époque dont les codes et les outils étaient différents. Il n'était pas rare qu'enfant, en rentrant d'une course avec mon père, le samedi matin, on s'arrête taper au carreau de copains, et que selon la fortune qui était la nôtre, on les trouve chez eux, on y prenne un café, puis un apéro, puis qu'on appelle ma mère pour qu'elle nous rejoigne avec mon petit frère. On en repartait un ou deux repas plus tard[1]. Ca fonctionnait dans l'autre sens aussi, avec une particularité marrante : le salon de notre maison donnait directement sur la rue et il arrivait souvent que les copains enfants ou ados et les plus sportifs des adultes méprisent la porte et passent directement par la fenêtre pour entrer chez nous (une fois cette dernière ouverte, évidemment).

J'ai un souvenir d'une période un peu longue et chiante de travaux à la maison - il s'agissait de déplacer la cuisine - dont mes parents ont fait l'essentiel, sacrifiant leurs week-ends à la cause. Ils ont été tellement frustrés de ces mois de pause dans leur intense vie sociale qu'il n'était pas rare, par la suite, qu'ils aient des invitations pour tous les repas du week-end et qu'on ne les voit qu'à peine au petit-déj.

Je suis plus calme qu'eux, de ce point de vue. Les grands rassemblements ne sont pas mes amis, il faut de sérieux arguments pour m'attirer dans un endroit où on dépasse la dizaine. Mais quand même, j'aime ça, passer du temps avec les gens qui me sont chers. Il se trouve que j'ai partagé les quasi 25 dernières années de ma vie avec des hommes qui ont assez peu cette fibre tribale au cœur. J'ai adoré la puissance d'internet, des blogs et réseaux sociaux, pour rencontrer des gens fantastiques, du bout de la rue ou du bout du monde. C'était une époque formidable : on ne se voyait pas forcément beaucoup mais on se parlait. Dans les commentaires des blogs, des statuts. Par email. Les conversations occupaient le terrain et de très beaux liens se sont créés, renforcés avec les années.

Et maintenant... plus tellement.

A quel moment on est devenus tellement débordés ? A quel moment on a arrêté de papoter ?

Alors OK, il y a l'éloignement géographique avec plein de gens qui vivent loin de Paris. Ok les enfants, le quotidien, le boulot.

Ok je sors d'une douzaine d'années de vie avec quelqu'un dont les horaires décalés ont compliqué la gestion de la vie amicale. Où les rencontres étaient liées à l'annulation ou pas d'une représentation.

OK, je suis en ce moment très avide de me changer les idées. Peut-être que ça me fait ressentir plus fort que d'habitude le fait que la table du salon ne reçoit pas tellement d'invités[2]. Je ne sais pas si je suis devenue sauvage et que le reste du monde vit une vie sociale épanouie, finalement. Ou si juste c'est plus compliqué et moins spontané qu'un avant que je fantasme un peu, de se voir.

Je fais le lien, peut-être à tort, avec notre e-vie sociale. On est passés de discussions endiablées à un like, si vraiment, on veut faire un effort. De ping pong de réponses en commentaires fleuves, on est arrivé à une sorte d'indifférence, où le scroll des nouveautés, plus ou moins algorithmiquement favorisées, prend le dessus sur l'échange.

(Je me sens tellement vieille conne)

Bref. J'ai dit mille fois que j'adorais les blogs parce que ça me permettait de concilier deux choses que j'aime faire : discuter et écrire. Petit à petit les rebonds en commentaire se sont déplacés sur les réseaux sociaux. C'était différent, mais chouette aussi. Et puis les grands patrons des réseaux sociaux ont cassé nos jouets. Ou on s'est blasés. Bref, ça bande mou, un peu, l'internet des bavardages entre copains, je trouve.

Mais putain, quand est-ce qu'on se voit, bordel ?

Notes

[1] J'ai appris par la suite que ma mère détestait ça, s'imposer chez les autres, mais hey. Personne n'avait l'air maltraité.

[2] Il faut dire qu'en plus, le chien ne rend pas les choses faciles mais c'est encore un autre sujet