Sacrip'Anne

« Oui, je sais très bien, depuis longtemps, que j’ai un cœur déraisonnable, mais, de le savoir, ça ne m’arrête pas du tout. » (Colette)

mardi 16 septembre 2025

À la recherche du point B

Le métier de porteur n'existe plus vraiment. A part peut-être les sherpas, bien sûr, mais ils sont, rapportés à la somme globale des porteurs d'autrefois, fort peu nombreux. Et tant mieux : si on trouve comment faire porter des charges lourdes par d'autres que des humains (et des animaux, tant qu'à faire), c'est toujours ça de pris. Enfin ça dépend à quel prix et ce qu'on entend déplacer mais ça n'est pas l'objet de ce billet.

Curieusement, le métier de livreur, lui, est en pleine explosion, rapport au commerce en ligne, notamment, mais a aussi changé de nature.

(Disclaimer, j'ai une immense compassion pour les livreurs et livreuses qui font un travail ingrat dans des conditions et cadences difficiles. C'est, globalement, un métier qu'on fait parce qu'on ne peut pas en faire un autre, moins fatigant, plus gratifiant. Et vraiment, je leur suis reconnaissante).

Avant, un livreur, de même qu'une livreuse, prenaient en charge un paquet à un point A pour l'emporter à un point B. On estimait leur travail accompli quand le colis était au point B, aux bons soins de son destinataire, et la messe était à peu près dite.

De nos jours, le rôle du livreur se rapproche plutôt du promeneur de chiens. Il prend bien en charge un colis et le promène, de son point de départ (A) aux alentours de son point de livraison (B). Attention, il y a un piège, on parle bien des alentours, pas du point B lui-même.

Une fois aux alentours, une nouvelle étape intervient, au cours de laquelle ils peuvent :

- décider que le point B n'existe que dans une réalité alternative et repartir promener votre colis, ailleurs.
- jouer. Indiquer que l'endroit était inaccessible, que vous n'étiez pas là, que si ce n'est lui, c'est donc son frère et autres prétextes plus ou moins heureux. Il "avise" et nous voilà en immersion dans l'enfer des emails automatisés qui racontent à peu près tout sauf ce qui s'est passé et comment vous allez récupérer votre colis.
- ne pas exister. Littéralement. Un transporteur néerlandais très connu a, par exemple, décrété que personne ne viendrait jamais dans mon quartier. L'expéditeur lui confie donc un colis qui arrive au centre de Saint-Ouen, y passe quelques jours sous des prétextes fallacieux tels que "contrôles de sécurité supplémentaires" (ça veut dire : même pas en rêve j'envoie mon camion chez toi) puis le retourne à l'expéditeur.
- vous demander de descendre chercher votre colis, quelle que soit sa taille, quel que soit son poids. J'en ai eu un la semaine dernière qui m'a livré dix kilos de croquettes et en me voyant sortir de l'ascenseur, m'a proposé de me le monter. Lol.
- le confier à un quidam plus ou moins de confiance. Puis assurer mordicus qu'il l'a remis en main propre. Juste : pas à vous.
- tenter de le faire rentrer dans votre boîte aux lettres. Quoi qu'il en coûte. Alors que vous l'attendez, porte ouverte et dignité couverte à la hâte, quelques étages plus haut.

C'est uniquement la conscience de la pression subie, de la précarisation de ce métier, aussi grande que sa pénibilité, qui m'empêche de demander un moratoire pour le renommer en "promeneur(se) de colis".

Un sac de cacao à l'usine de la chocolaterie Ethicable à Fleurance dans le Gers, si vous voulez tout savoir.

lundi 8 septembre 2025

Ce qu'on a, ce qu'on est

On parlait de la notion d'âge, l'autre jour, au bureau, et je lui disais : c'est difficile, au fond, de dire qu'on a tel âge, ça change tout le temps. Ma collègue m'a répondu, c'est vrai, on n'a pas un âge, on est âgé, à un instant T, d'un certain nombre de jours.

Donc on n'a pas 12, 25, 37, 50, 53, 62, 70... ans, on égrène les jours comme des grains de sablier, on emprunte une durée à la vie, sans savoir pour combien de temps.

De même qu'on a pas un mec, une meuf, des enfants. On vit dans l'intimité de quelqu'un(e), on met au monde des êtres dont on est responsable, un temps, mais qui sont à eux et à eux seuls.

La langue pose de drôles de partis pris sur notre façon de nous définir.

Alors voilà, j'ai passé 50 ans et une semaine depuis que je suis sortie du ventre de ma mère, j'ai mis au monde deux enfants inclassables et indispensables que je regarde grandir avec des sentiments variés, et parfois contradictoires. Mes pensées sont traversées de rêves, d'espoirs, d'assez peu de raison. J'habite ce moment de la vie où on sait que vieillir est un privilège, de santé suffisante, de passé suffisamment peu traumatique pour y avoir survécu, mais qu'on a basculé du côté du plus près de la fin que du début. Et que même si on espère encore un long bout de route, dans le meilleur état possible, la vie, c'est chaque instant qui passe.

(Et puis j'ai, depuis quelques semaines, un petit compagnon qui prend des photos et qui illustre mes billets, avec qui je m'entends jusqu'ici pas mal, on se découvre et on se domestique, c'est chouette.)

Mon petit Leica adoré.

La Défense, au loin, prise dans une lumière jaune un peu sale de pré automne, ce matin.

vendredi 5 septembre 2025

La veuve Hô de mon immeuble

Avant-propos : si vous ne connaissez pas la veuve Hô, il vous faut vous jeter de toute urgence sur La Fée Carabine de Daniel Pennac. Sauf si vous n'avez pas lu Au bonheur des ogres du même, auquel cas, tant qu'à faire, lisez le avant.

J'ai ma propre veuve Hô, quelques étages sous le mien.

C'est une minuscule et maigre très vieille vietnamienne. Elle m'arrive à peine au menton et je pourrais la soulever dans mes bras sans aucun problème, elle ne pèse que le poids de l'air accroché un instant à ses vieux os, plus quelques vêtements.

Elle est arrivée en France au bras de son époux, Monsieur M., ancien de la marine, comme un trophée amoureux rapporté de pays lointains. Pas en même temps, d'ailleurs, je ne me souviens plus combien de temps ni comment, mais il ne l'a évidemment pas ramenée sur un navire de guerre plein de jeunes militaires à bérets et pompons en pleine guerre d'Indochine.

Monsieur M, une fois retraité de la marine, est devenu maître-nageur, pas très loin de chez nous. Pas très loin comme dans : à deux stations de Transilien (qui ne s'appelait pas du tout Transilien à l'époque).

Monsieur M, quand je l'ai rencontré, en m'installant dans cet immeuble, était déjà un retraité, septuagénaire à la crinière dense, immaculée, l'œil bleu azur aux aguets et le bavardage interminable, comme caractéristiques les plus évidentes. Il se trouve qu'il était aussi peut-être bien un peu raciste par-dessus les bords. J'avoue avoir parfois sacrifié à la politesse la terrible réalité de la vie de mère pour l'esquiver d'un "je suis pressée, une prochaine fois".

On le voyait souvent seul, parfois avec son épouse, dont l'épais accent vietnamien ne s'était pas dissout avec les années.

Il y a quelques semaines Monsieur M est mort. Soudainement, comme on peut mourir parce qu'on a 92 ou 93 ans et que même si tout n'allait pas si mal jusque là, voilà, la machine cesse de fonctionner pour toujours.

J'ai croisé la veuve Hô peu après et j'ai découvert qu'elle était tout aussi bavarde que son défunt époux, quand elle en avait l'espace.

Elle m'a raconté que la nuit qui a suivi sa mort elle a dormi avec lui, en le tenant dans ses bras.

Qu'elle avait beaucoup pleuré quand les pompes funèbres étaient venues chercher son corps. Qu'elle était perdue parce qu'il faisait tout pour elle, comme une interface entre elle et le monde (c'est moi qui l'ajoute). Que oui, les enfants... aident (d'aimables septuagénaires, déjà, le temps passe si vite).

Et justement, les enfants. Figurez vous qu'il serait venu aux oreilles du notaire que Monsieur M avait, peut-être, parmi les habituées de "sa" piscine pendant les années où il y travaillait, peut-être quelques favorites. Et peut-être également quelques enfants illégitimes, une recherche de descendance était en cours.

Elle a pleuré, au milieu de son récit en sabir franco-vietnamien (heureusement, j'ai l'oreille entraînée), son immense chagrin m'a fait monter les larmes aux yeux. Alors j'ai serré la veuve Hô contre mon cœur, en faisant très attention de ne pas briser sa fragilité en mille morceaux, en lui disant qu'on était quelques étages plus haut, si besoin.

Jusque là, tout ce dont elle a besoin, c'est d'un peu de bavardage quand on se croise dans le quartier. Elle a l'air mieux, moins prête à se laisser glisser que quand je lui ai parlé. Je n'ai pas osé lui demander ce qu'elle avait découvert des supposées turpitudes de feu son époux. Elle s'en fout, la veuve Hô, elle l'aime autant après qu'avant les révélations. Autant après sa mort qu'avant.

Mon sourcil féministe se fronce à mille et un red flags, évidemment, sur l'autonomie des femmes, leur éducation, sur les mecs que certaines ont subi toute leur vie faute de connaître une autre vie. Mais son amour encore plus grand que la distance qui la sépare de ses racines m'émeut. On ne se refait pas.

Une série de livres sur une de mes étagères, dont la saga Malaussène de Daniel Pennac.

jeudi 4 septembre 2025

La meilleure auto école du monde

L'illumination m'est venue en allant chercher un tapis neuf pour remplacer mon tapis vieux[1].

Ikea est la meilleure auto-école du monde.

Ça n'a pas l'air très intuitif, comme révélation et pourtant.

Il y a des gens qui pilent devant vous sans raison apparente.

Il y a des gens qui changent de direction brutalement et sans prévenir.

Il y a des gens qui doublent comme des chacals. Des chacaux. Enfin mettez m'en deux.

Il y a des gens qui font demi tour et se mettent à pousser leur chariot à "contre-sens".

Il y a des gens qui font tomber des objets plus ou moins fragiles ou volumineux juste devant vos roues.

Il y a des gens qui se comportent comme s'ils étaient absolument seuls dans un endroit plein de gens, sans tenir compte des conséquences possibles.

Et ça c'est juste la partie avec chariot. Je ne parle même pas du parking où de vraies (grosses) voitures et de vrais (de tailles diverses) humains sont impliqués, les uns concentrés sur le Tetris dans leur coffre[2], d'autres sur le fait de manœuvrer de façon à pouvoir remplir, plus tard, ledit coffre avec le plus de facilité possible, d'autres encore tentant de diriger un chariot lourd et aux trajectoires erratiques entre des carrosseries étincelantes. Et les piétons sans rien qu'eux-mêmes, petites choses fragiles au milieu de ces étendues menaçantes.

Bref. Si tu peux faire une virée à Ikea sans abîmer aucun humain ni aucune voiture, tu peux envisager de passer ton permis.

Le tapis.

Notes

[1] Il était tellement usé que ses fibres tentaient d'assassiner chaque jour Jarvis, l'aspirateur robot, ajoutant à ma charge mentale un souci quotidien non nécessaire !

[2] Pas moi, je jette les choses au hasard dans mon immense coffre et je pars comme une Queen.

mercredi 27 août 2025

Quand vient la fin de l'été

Tout juste revenus d'un séjour placé sous le signe des félins dans le Gers, Lomalarchovitch m'a faussé compagnie pour retrouver son père une grosse semaine avant la rentrée. Côté positif : cette joie à retrouver l'autre parent, à chaque fois, me dit que cet enfant a trouvé sa place dans cette vie à deux foyers. Côté négatif : aucun. S'il est content je suis contente et surtout, pas mécontente de retrouver un rythme "détendu" pour ma rentrée, qui précède la sienne d'une courte semaine.

C'est même quatre jours de solitude à la maison qui m'attendaient pour mes derniers jours de congés : au programme, câlins avec les chats, lecture, lecture, lecture, musique, musique, séries, films et Rock en Seine.

Une petite fille à son premier concert.

Je me demande par ailleurs si je ne suis pas un peu vieille pour ces conneries. Enfin c'est ce que je me dis à chaque fois : je profite des concerts mais la bière à 10 balles + consigne du gobelet, l'épouvantable marche dans la poussière, Ventoline à la main car la poussière qui recouvre tout est mauvaise pour l'asthme, pieds défoncés, dos à la peine...

Cette année, j'entrais par le côté Pont de Sèvres, je m'étais garée à gratos pas loin du métro, mais j'avais oublié un détail : cette entrée n'ouvre comme sortie qu'à la toute fin de journée. Traversée, donc, du site entier, du carrefour de l'enfer juste à l'entrée du Pont de Saint-Cloud, tramway pour faire le trajet dans l'autre sens, escalade de l'immense escalier qui mène du tram au pont, marche jusqu'à la voiture (toujours sponsorisée par mon distributeur de salbutamol préféré). Puis retour avec arrêt technique au drive du McDo pas loin de chez moi pour choper un big mac, dévoré à poil sur mon lit sous le regard bienveillant et avide des chats. Épuisée, totalement.

J'ai aimé les concerts, avec des "mais" dans tous les coins. (Scène sous-dimensionnée pour Last Train qui a attiré une foule dense, pas très grave, je les vois en décembre, mais ils auraient mérité la grande scène sans problème, Fatdog, plus de bonne ambiance que de bonne musique, même si ça a fait le truc, Wallows cool mais ça reste du rock à minettes (sans jeu de mot, mais enfin si, ne boudons pas notre plaisir), Fontaines D.C. épuisés, musicalement hyper solides, sauf un passage sur Desire, pas très heureusement harmonisé, mais foule encore plus hystérique qu'au Zénith, Grian Chatten qui donne encore plus que ce qu'il a, mais que j'ai senti physiquement crevé, qui fait en plus annexe de la sécurité en désignant les gens en difficulté aux équipes en charge. Et, je veux dire, ça me dit du bien de ce gars. Carlos O'Connell le nez sur sa guitare au lieu de venir regarder la tronche des gens aux premiers rangs. Deego au visage fermé. Bref, ces petits gars ont besoin de sommeil, de faire de la musique pour le plaisir et de se ressourcer. #MèreJuive

Grian Chatten de Fontaines D.C. sur scène.

Je me dis qu'il y a là un paradoxe étonnant : ce groupe a explosé en France en l'espace d'un an et, c'est bien normal, ils foncent dans le tas et prennent ce qu'ils ont à prendre. Je disais l'autre jour qu'ils joueraient probablement dans des stades dans un avenir très proche (et donc que c'était peut-être mon dernier concert, car je hais les concerts dans les stades, et ça me désole un peu). Mais il y a aussi quelque chose de l'ordre du trop. Cette foule, immense, un bon quart vêtue aux couleurs du merch, devient un peu fanatique et ça heurte en moi quelque chose de profond. Aussi bien à cause de mon caractère rebelle à toute forme de cadre obligatoire que par un effroi devant les mouvements massifs.

J'ai d'autres choses à dire sur le sujet, mais je ne l'écrirai pas sur les internets : voyons-nous si vous voulez en savoir plus !

Ciel de fin d'été rue de Liège à Paris.

Bref, comme toutes les fois où je suis sortie de ce festival, je me demande si j'y retournerai. On verra bien.

Reprise hier, sans transition.

C'est reparti pour un tour.

Le soleil qui perce entre les nuages, au dessus des toits parisiens.

Bonus : les toutes dernières notes du concert