Sacrip'Anne

« Oui, je sais très bien, depuis longtemps, que j’ai un cœur déraisonnable, mais, de le savoir, ça ne m’arrête pas du tout. » (Colette)

mardi 15 juillet 2025

Les livres qui changent la vie

Il y a des livres qui changent la vie parce qu'ils viennent chambouler nos façons de voir, de penser, qu'ils viennent se greffer à un truc profond et central, parce qu'on ne peut plus les oublier après, qu'ils laissent une trace pour toujours.

Il y a les livres qui font ça et qui changent aussi la vie encore plus fort.

J'en ai un, dans ma vie, qui a une place toute particulière. Ma mère me l'a offert, il y a une trentaine d'années de ça. C'était un putain de bon roman, une fenêtre sur un monde, un univers, des personnages. On le referme le souffle court, les cheveux en bataille, le coeur battant, on ne l'oublie plus jamais.

Quand bien même j'aurais voulu, je n'aurais pas pu : il a ressurgi dans ma vie plein de fois, offert "tu vas voir, ça va te plaire" par quelques personnes, envoyé dans une box de livres, trouvé dans une boîte à livres, que sais-je. Je l'ai relu à chaque fois. Je l'ai offert très souvent. Un peu comme on dirait : tu ne peux pas me connaître tout entière, tu ne peux pas savoir comment m'aimer vraiment si tu n'as pas lu et aimé ce bouquin.

La couverture, vue à l'envers, livre posé sur une table en bois, de "Eureka Street" de Robert McLiam Wilson

Et puis parce que la vie est bien des choses et parfois : très excitante, j'ai rencontré son auteur, un de mes héros de littérature, la rock star des bouquins des années 90.

C'est un type complexe (on le savait en lisant), attachiant, drôle, complètement génial et parfois rugueux. Dont on n'a jamais fini de faire le tour, dont les profondeurs sont vertigineuses.

Dans la même conversation on passe par les hauts et les bas des montagnes russes, j'en ressors lessivée, agacée, heureuse d'avoir été là, tout ça en même temps. On s'est vus quelques fois, et bien sûr ce qui s'est dit entre nous ne regarde que ceux qui étaient là.

L'histoire pourrait s'arrêter là et ça serait déjà un peu fou et incroyable, un peu romanesque.

Mais non, il ne s'est pas contenté de m'offrir des pages inoubliables et quelques bières.

Il est aussi celui grâce à qui[1] j'allais commencer une drôle d'histoire.

Voilà, comment les livres peuvent changer la vie, si on se jette dedans assez fort.

Note

[1] Bon, grâce à ma mère aussi !

vendredi 11 juillet 2025

A l'affût

Je suis à l'affût d'une photo, en ce moment. Je ne sais pas laquelle, je ne sais pas ce qu'il y aura dessus. J'ai envie, comme l'autre jour, d'une émotion qui m'explose aux yeux et qui se voit dans l'image.

En attendant j'ai fait des cartes postales sur le rooftop.

L'église de la Trinité à Paris vue à travers des fleurs que mon frère aime bien.

Il me faudrait un kiosque, au coin de la rue, où écouler mes cartes postales avec des timbres, comme autrefois dans les maisons de la presse des bords de mer. Peut-être que ça se pratique encore, d'ailleurs, je n'envoie plus beaucoup de cartes postales.

Je me souviens, enfant, de celles qu'on était autorisés à choisir (belles photos), celles qui étaient déconseillées ("Bon baisers de insérer ici le nom de la ville") et celles qui étaient carrément interdites (filles à poil sur la plage qui faisaient loucher mon petit frère).

Bon, c'est bien beau, les cartes postales, mais ça ne vous dit rien de ce qui me fait frissonner, ça ne vous donne pas la bribe d'humanité extirpée du quotidien. Et puis ça ne donne pas cette petite montée d'excitation d'avoir attrapé un moment, de lui offrir une petite éternité.

Alors j'ai l'œil qui s'égare, un appareil photo ou mon téléphone à la main, je cherche l'instant et j'attends qu'il me trouve à la fois. On dirait que ça devient ma spécialité.

(Un immense merci à Franck pour son nouveau plugin qui me simplifie tellement la vie)

mercredi 9 juillet 2025

Arrêter de s'excuser d'exister

(Billet foutraque et décousu sans ligne particulière. On s'en fout). Vieillir, au stade où j'en suis, est une expérience formidable. D'abord, d'être dans un état global suffisant pour en arriver là. Ensuite parce que ce qui se joue à l'intérieur est tellement libérateur que je souhaite ça à tout le monde, se rencontrer, se regarder en face, se dire ok et arrêter de s'excuser d'exister.

Et c'est ainsi que j'ai passé la journée dans la piscine avec mes collègues pour démarrer juillet. Les seules choses qui me sont parvenues c'est "mais tu es un poisson dans l'eau, c'est kiffant de te voir aussi heureuse" et "canon ton maillot" (dont j'avais oublié la fâcheuse propension à ne pas tellement tenir du haut, mais lui et moi avons géré la situation avec le plus de dignité possible. Libérateur, donc, d’exister avec les mêmes droits que les autres à découvrir ma peau, un exercice qui a probablement mis mal à l'aise quelques uns d'entre vous ces derniers temps, mais c'est pour la bonne cause.

Un jeune homme filme Jim Jarmusch depuis le balcon de la Cigale

Ce jour-là, une collègue de longue date m'a engueulée et son engueulade était un cadeau. "Tu n'apprends rien, me dit-elle, tu vieillis mais tu n'apprends rien !" Je me suis donc enquise des raisons de cette certitude tranquillement assénée, il paraît que je lui avais survendu quelqu'un de l'équipe qui a été l'objet d'une lourde déconvenue pour elle. "Non, mais toi, tu vois le bien chez tout le monde mais à force, tu es déçue et tu souffres".

Pas faux. Mais bon. Je suis aussi beaucoup plus capable de m'en foutre qu'avant. Alors tant pis, continuons comme ça et n'apprenons pas.

Depuis l'un des balcons de la salle Pierre Boulez à la Philharmonie de Paris

Il y a quelques mois j'ai vu que Nick Cave serait présent deux soirs de cet été à la Philharmonie de Paris. J'ai passé 25 minutes dans une file d'attente et acheté une place pour dimanche dernier. Et puis, dans les deux heures qui ont suivi, j'ai reçu en cadeau de copains une place pour samedi.

Encore un peu après j'ai vu que Jim Jarmusch (ouiiii celui qui fait des films !) jouait sur scène avec son pote joueur de luth électrique, et j'ai dit banco parce qu'ils ont fait ensemble la musique de Only lovers left alive, un film que j'adore dont la musique m'envoûte.

Une femme prend la scène de la CIgale en photo

Et puis j'ai vu que j'avais des concerts trois soirs de suite. La vie est courte, profitons.

J'ai fait un truc que je n'aurais fait il y a quelques années : j'ai pris des vacances pour moi. Avant, chacun de mes moments de congé devait être dédié à mes enfants. Là, non, je voulais me poser, faire des siestes à des heures improbables, prendre du temps pour faire des choses que j'aime. Un luxe incroyable dans une vie de parent.

Alors voilà, j'ai passé le week-end avec Nick Cave. Je suis passée de "centrist" à "balcony girl", ce qui ne fera rire que ceux qui étaient là. C'était beau, et puissant. J'en parlerai, je pense, un peu plus avant dans un billet que j'ai en tête pour le couvent, ce type est essentiel à la survie des âmes, voilà l'essentiel (et pourquoi Colin Greenwood, qui a quand même joué sur quelques scènes à dimensions incroyables dans sa vie, a-t-il toujours l'air de sortir d'un épisode de Mister Bean et d'avoir atterri devant nous on ne sait pas trop comment ? Ce mystère me fera rire ma vie entière, je pense).

Nick Cave et Colin Greenwood sur la scène de la Philharmonie de Paris.

Lundi j'ai lu et glandé et dormi puis je suis allée voir "L'accident de piano" avant d'aller à la Cigale. Gens, sachez que j'ai été dans la même pièce que Jim Jarmusch. Ca fait un truc. Et c'est drôle de le voir un peu pataud, en tout cas pas habitué, sur scène ; c'est vrai que ça n'est pas son "vrai" métier.

Je crains que tout le monde n'ait pas aimé cet improbable moment d'expérimentation musicale, j'inclus dedans la première partie (un morceau, 35 minutes). Moi ? J'ai volé bien haut. Et papoté avec mon jeune voisin de concert, qui avait l'air de voir flou d'avoir une conversation sur l'art et le sens de la vie avec une daronne à pins et DocMartens. Il m'a demandé ce que je faisais de mes photos, après, "rien", lui ai-je répondu, "c'est pour l'exercice de l'œil"

Un spectateur attentif à la Cigale

La photo, c'est dessiner avec la lumière et le temps, disait... qui ? Un de mes photographes de référence ? Ou Wim Wenders ? Je ne sais plus. Un mec qui s'y connaissait. Bon, l'absence de lumière avec le matériel et les conditions dont je disposais, c'était plus de la contrainte artistique, c'était un pari foutu d'avance, mais j'ai aimé ce que j'ai vu, ça en laisse une trace infime.

Jozef van Wissem au luth électrique et Jim Jarmusch à la guitare sur scène à la Cigale

Hier glande, siestes et lecture, puis ciné avec Cro-Mi qui m'a traîné voire une merde sans nom un film que je n'ai pas aimé (oui mais avec Pedro Pascal - je ne comprends toujours pas à l'issue du film pourquoi, à part qu'il paraît qu'il serait vaguement un mec bien, jusqu'à preuve du contraire, il émouvait tant les meufs et les mecs trans). Retour progressif à la vie, puis au bureau. Tiens, on vide d'une partie de son sens un de mes projets. Oui. Bon.

Encore suffisamment planante de ce qui donne vraiment du sens à ma vie pour en être plus triste que nécessaire. On verra.

Je racontais hier à Cro-Mi ma rencontre avec le jeune fan de Jarmusch. En lui disant : quand je commence à faire la vieille qui fait comme si elle était jeune, dis moi, hein. Et sa réponse était tellement chouette. Il m'a dit : "Non mais toi, on voit que tu kiffes ce que tu vis et ça fait de la lumière partout autour".

Mon ombre le matin quand je prends mon café en regardant les toits de Paris

J'aime comme la vie cet enfant terriblement chiant mais qui a appris à me flatter exactement comme il faut. Non, je rigole. Il n'a pas été le seul, à dire des mots perçants de justesse et de beauté. Des mots qui me disent qu'il n'y a, au fond, pas d'autre solution que d'être soi, jusqu'au bout des fibres.

Ca m'a pris du temps, si vous saviez. Et oui, c'est maintenant : fini de s'excuser d'exister, si je vous gêne, il y 8 milliards d'autres humains à fréquenter, basta. Il est des chemins pour lesquels on ne peut pas prendre de raccourcis, mais qui sonnent tellement juste quand on a choisi l'embranchement qui nous va.

Edit

J'ai repensé à ce poème de William Carlos Williams en écrivant ce billet. Il y a un lien qui ne sera peut-être pas évident pour tout le monde ; Jim Jarmusch lui rend hommage merveilleux dans son très beau film Paterson. Ca date d'il y a presque 100 ans et ça n'a pas pris une ride (comme moi) :

Le vent forcit


La terre harcelée
est balayée
Les arbres
les crêtes brillantes des
tulipes

se dérobent et
tressautent –

Lâche les rênes
à ton amour

Souffle !

Bon Dieu, qu’est-ce
qu’un poète – si cela existe ?
un homme
dont les mots
mordent
droit
au but – bien réels

pétris
de mouvement

Au bout de chaque rameau

neuf

sur le corps
torturé de la pensée
agrippée
au sol

un chemin
jusqu’au bout de la dernière feuille

vendredi 4 juillet 2025

L'été de la tapenade

Ce titre est absolument mensonger, tous mes étés ont été "de la tapenade" depuis que j'y ai goûté, et comme j'ai passé presque tous mes étés dans un endroit où on en fait, et de la bonne, encore...

Mais je ne sais pas ce qui s'est passé exactement, j'ai dû être prise par l'inspiration, touchée par la grâce, enfin si, je sais : j'ai trouvé une vendeuse de bonne tapenade sur mon marché, et donc rompu mon vœu de n'en manger qu'en région productrice, et paf.

Les conséquences sont sans fin.

D'abord j'en ai mélangé avec la passata di pomodoro (Mutti, on se respecte), et ça a fait la meilleure sauce de pasta du monde. Je pèse mes mots.

Et puis, vous ne savez peut-être pas, élever des enfants c'est dur, seule, ça l'est encore plus. Alors depuis qu'il est en vacances j'ai levé le pied sur la cuisine. Très haut, le pied.

L'autre jour je suis entrée dans ma cuisine, un de ces jours de grosse chaleur. J'ai ouvert la porte du réfrigérateur. Ai envisagé de virer la bouffe pour m'installer dedans. Et puis j'ai vu des pois chiches[1], une tomate énorme ananas qui me tendait les bras.

Le temps de cuire un œuf dur, de l'écaler, de le couper en morceaux, mélangés aux dits pois chiches, à la tomate pareillement débitée en cubes, le tout enrobé d'une cuiller à soupe de tapenade.

Je vous le jure, votre honneur, si j'ai gémi, c'était seulement par bonheur de mon palais. Et encore, je n'avais pas encore attaqué la poignée de cerises en dessert.

Et puis hier, un reste de blé, une tomate en morceaux, une cuiller de tapenade et même effet. Bref, la tapenade, c'est bon, mangez-en (si vous aimez ça).

Je ne sais pas pourquoi j'ai pris cette assiette en photo ce jour-là, sans doute par plaisir anticipé, mais aujourd'hui, je sais. C'est pour vous faire regarder l'heure et mesurer le temps qui vous sépare de votre repas.

Une salade de pois chiche, oeuf dur, tomate ananas et tapenade. On aperçoit au fond des cerises.

Note

[1] J'aime les pois chiches, j'achète des sacs d'un kilo, les cuits vapeur en quelques minutes puis les répartis en sachets congélation et j'ai donc très souvent des pois-chiches prêts à l'emploi ou quasi

lundi 30 juin 2025

In pursuit of happiness

Alors je vais vous le dire tout de go. Je crois que pour nous, et les générations qui nous suivent, c'est devenu encore plus illusoire qu'avant d'aspirer au grand bonheur qui couvre tout de son grand manteau.

Je crains, profondément, viscéralement, que les années à venir seront terribles, qu'on a mangé notre pain blanc et que la fin de nos vies (pour les gens de ma génération) sera beaucoup plus sombre que le début. On est trop nombreux, on a trop foutu en l'air tant de choses essentielles à notre survie, on n'a pas trouvé moyen de faire entendre raison au club des superpuissants.

Je disais l'autre jour à Monsieur Fraises que je n'aimais pas l'humanité, en tant qu'ensemble ; masse inerte, tout juste bonne à laisser crever les siens avec un degré d'empathie discutable.

Il y a en revanche une sélection d'humains, passés ou présents, que j'aime d'un amour infini. Parce qu'ils ont du génie, parce qu'ils sont eux, uniques et irremplaçables. Certains d'entre eux ont créé des œuvres qui soulagent les humains depuis plusieurs siècles, ah, si on a été capables de ça, alors tout n'est pas à jeter. D'autres ont changé ma vie par leur existence.

Mais voilà, j'ai trop peu foi dans la masse pour croire que la grandeur de quelques-uns va faire changer les choses. Tant pis pour nous, Game Over ; emportons dans les tombes que nous n'aurons peut-être pas un grand nombre d'autres représentants du vivant. Rideau.

Mon système de survie, celui qui me rend capable de me lever le matin et de faire ce que j'ai à faire, à ma microscopique échelle, c'est de cultiver les bonheurs à ma portée, plus ou moins intenses, plus ou moins fugaces.

Souvent, ça a marché. L'idée que mon olivier a repris alors que je le croyais mort. Etre la mère de mes insupportables mais indispensables enfants. Le contact avec quelques humains. Savoir que j'existe à une jolie place pour tel ou telle. Certains livres, certains films, certaines musiques, certaines photos — des choses presque impalpables qui élèvent.

Ca a fonctionné modérément, ces derniers temps. Parfois oui, mais aussi des creux comme je n'avais jamais connu. Des matins où je n'étais pas sûre d'arriver au bout de la journée. Des choses qui auraient dû me porter mais pour lesquelles j'étais incapable de me mettre en mouvement. Un truc dont j'ai peur qu'il se dénoue et qu'il me déchire. Des moments où je me suis dit qu'à part pour une poignée de personnes, ça ne faisait aucune différence, que je sois là ou pas. Angoisse existentielle, crise de la cinquantaine, blues de privilégiée, je ne sais pas. C'est comme ça et, jusqu'ici, je suis remontée à chaque fois.

A vrai dire, je ne suis même pas sûre que le grand bonheur fondamental ait jamais existé, illusion, carotte au bout du bâton pour nous faire endurer l'absence totale de sens qu'est la vie. Mais oui, j'en suis sûre, il y a, à défaut du grand, de l'ultime, un million de bonheurs à saisir.

Et j'espère que tous ceux que j'ai attrapés au vol, toutes les fois où je me suis dit : tu vas peut-être avoir mal, mais tu auras vécu ça et ce ça est plus grand que tout le reste, ils seront là, au moment où tout sera merdique, au moment du grand passage vers le rien.

Je vois bien le genre de courage et d'âme bien accrochée il faut pour foncer dans le tas et se saisir de bribes, d'instants, d'une histoire, d'une émotion. Tout le monde n'en est pas capable. Tendre la main à une émotion, faire tapis parce qu'on a croisé quelqu'un avec qui on résonne comme jamais, s'ouvrir, se donner, sans autre attente que celle d’avoir été témoin d’un fragment de bonheur. Plus ou moins grand. Sans masque, sans se planquer, sans faire semblant.

Ce qui se présente à nous comme portes ouvertes sur le bonheur, c'est tout ce qu'il y a. Même incertain, même fragile, même risqué. Tout ce à quoi on puisse prétendre. Alors tant que je peux, je resterai là, bras et coeur ouverts. Même si ça fait, aussi, parfois hurler de douleur, d'être capable de ressentir ça. Inconsolable, peut-être. Mais jamais incapable d’amour, j'espère. Même quand viendra le pire.

Le soleil déjà brûlant sur les toits de Paris, un matin d'avril 2025